– By Nour KHALFAT –
1984 – Les anciennes carrières de Romainville. Autre circuit, autre challenge : le Fort Interdit », un espace vierge où la nature reprend tous ses droits. Lieu de tous les fantasmes et des pires légendes urbaines. Un territoire sauvage où règnent en maître, des braconniers à la recherche de leurs proies et des oiseaux rares en perdition, les fugitifs.
Notre jungle, c’est notre mission.
Le corps encore meurtri et marqué par nos précédents périples, nous entrons en zone interdite. Armés de ciseaux sortis de nos trousses de CE2 et de règles collées à une équerre niveau CM1, nous “machettons” la brousse. Un grillage, des détritus et de hautes herbes folles ne nous résistent pas. En ligne droite, en rang de bataille, nous avançons telle une armée de mikado chocolat au lait. Négligeant nos barres Twix HLM de Gagarine, avec les copains : Djamel, Christophe, Roger, Mourad, Stéphane, Olivier, et moi même, nous chassons durant des heures le terrain idéal pour y construire notre cabane. Un canapé éventré, une chaise de bureau défoncée encore sur une roue, une table basse à se fracasser le dos, un vieux pneu bien confortable et des vieilleries dénichées ici et là, illumineront notre salon “Keskia”. Une plaque électrique posée sur un carton de légumes et voilà notre cuisine équipée. Un cadre de fenêtre sans verre en guise de véranda ouvre la vue sur le salon de jardin, une simple banquette arrière de la vieille Renault Cinq décharnée, les ressorts à l’air. Tout est noir et blanc dans la cité, mais nous, on voit la vie en arc-en-ciel.
Notre cabane, c’est notre maison.
Un matin d’été, nous nous étions tous donnés rendez-vous au bac à sable pour faire notre tournoi de billes. L’occasion rêvée de bomber le torse et faire les coqs déplumés, autour de nos billes pour montrer notre agilité “doigtale”. Hassan, notre Pininfarina, croque nos circuits aux formes curvilignes, dessine des virages serrés pour affûter nos trajectoires. Il trace de longues lignes droites pour permettre à nos bolides virevoltants de déchirer l’asphalte. Il crée des obstacles avec un rien comme Géotrouvetout: un bout de bois en guise de mur infranchissable, un sac de toile troué comme piège mortel, un fourreau en plastique comme long tunnel…
Nos billes, c’est notre raison.
2019 – A une heure de Cox’s Bazar, le Deauville du Bangladesh, se trouve Kutupalong, un des plus grands camps de réfugiés à ciel ouvert au monde. Ce village de cabanes rafistolées de bambous, de tôle et de toile se love sur une région vallonnée souvent inondée. Il a éventré la jungle en deux mois, maintenant s’y amasse un million de Rohingyas fuyant les exactions des militaires birmans –
Ce n’est pas une armée de mikado.
La silhouette assise à même le sol se livre dans la faible lueur de la sombre cabane de 10m2. Huit adultes et six enfants s’y entassent religieusement. Je suis assis en retrait, je filme. La mère aux pieds nus, tatouée, fièrement vêtue d’une robe traditionnelle bariolée, debite sa vie d’antan, son quotidien, sa fuite, son périple, son arrivée et sa vie dans le camp…petit à petit, la voix de notre interprète est moins assurée, elle tremble. L’émotion nous submerge, nos corps se crispent au rythme de son récit. Un silence assourdissant envahit la pièce. Il est déchiré par les pleurs du bébé allongé dans son couffin suspendu bercé par la gamine. A côté, la grand-mère asséchée aux yeux rougis a le verbe sybillin. Du linge aux couleurs chatoyantes décorent la pièce.
Sa maison a été détruite. Son mari a été battu à mort par les militaires. Ses deux frères et trois de ses cinq enfants ont été brûlés par les moines bouddhistes. Avant de pouvoir fuir, elle a été violée dans son village et a mis au monde cet enfant dans le camp.
Je vacille, je perds pied, j’interromps les confidences. Je tombe la caméra, je me lève, je titube jusqu’au jardin. La main posée sur le tronc du premier arbre, je cherche avidement l’air, la lumière. Mes yeux absorbent enfin le soleil, la lumière me fouette, l’air me calme et je reviens de ce cauchemar. Les pieds de tomates rouge vif et les salades vert éclatant jouxtent le canal, irriguant les petits jardins. Ce tableau de couleurs contraste avec la couleur du sol, une terre marron, visqueuse et pétrie par les pluies de la mousson. Le calme intérieur a repris son droit, le silence est rythmé par le Muezzin.
C’est coloré mais c’est une prison.
Je m’abandonne sur une banquette de bus admirant le camp s’étendre à perte de vue. Le ciel bleu baigné d’une légère brise vient adoucir la chaleur suffocante. Mes paupières se ferment. Des cris, des rires, et je découvre surpris des enfants joueurs. Certains courent derrière une jante rouillée un bâton à la main, d’autres se vautrent dans un bac à terre pour un tournoi de billes.
Leur maison, c’est leur cabane; leur raison, ce sont leurs billes.

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